Une Provence, Mille Visages

By Isabelle Spaak. Originally published in Le Figaro Magazine.

Depuis plus d’un siècle, la région fédère des passionnés qui portent l’identité de leur terroir en étendard. Roses, rouges ou balance, ces jus racontent une diversité provençale qui séduit le monde.

«Mais, nulle part ailleurs qu’ici», s’exclame Jean-François Ott quand, d’aventure, un impétrant lui demande où d’autres que sur les rivages de la Côte d’Azur, il aimerait faire du vin. «Nous sommes quand même dans un endroit béni des dieux», se réjouit le directeur des domaines Ott (vignobles Roederer). «Alors oui, c’est vrai, il fait chaud l’été et le réchauffement climatique nous oblige à adapter notre agriculture  si nous voulons continuer à produire des vins équilibrés», tempère celui qui a repris les rênes des propriétés familiales. Comment ne pas continuer à vibrer pour la collection des trois domaines familiaux ? Une série inaugurée par l’acquisition du château de Selle en 1912 par son aïeul, Marcel Ott. Jeune ingénieur agronome alsacien sorti de l’École d’agronomie de Paris, le fondateur avait atterri en Provence en 1896 après un tour de France à la recherche d’un vignoble.

Le jeune homme n’a pas un sou, mais il est riche d’ambitions et d’envies. Son état d’esprit tombe à pic. Car la crise du phylloxéra a mis à bas la totalité de la production viticole du pays obligeant les vignerons à repenser entièrement leurs techniques de viticulture et leurs choix d’encépagement, y compris en Provence. Marcel Ott s’attaque à ces chantiers avec énergie. Il se lance, entre autres, dans une production inédite jusque-là : le vin rosé.

En 1930, le clos Mireille situé en bordure de Méditerranée vient enrichir son patrimoine viticole blanc, suivra pour les rouges, le château de Romassan à Bandol en 1956. Trois identités viticoles – propriété de Roederer Collection, le groupe de Frédéric Rouzaud –, que la famille continue de sublimer. L’exemple des Ott mais aussi des familles Matton et Fayard illustre cet attrait inaltérable maintenu sur plusieurs générations pour le territoire provençal. Une terre où se déploient d’innombrables aventures vigneronnes. Chacune singulière. Entre des individus passionnés qui, d’hier à aujourd’hui, craquent littéralement pour ce coin de France que le monde entier leur envie.

Le pouvoir d’attraction de la Provence

Sur ce pouvoir d’attraction de la Provence, le père d’Aurélie Bertin a capitalisé dès 1994. En acquérant le cru classé Château Sainte-Roseline aux Arcs-sur-Argens, le nouveau propriétaire parie autant sur l’essor du tourisme viticole dans l’arrière-pays que sur l’attrait du vin rosé. Audace doublement prémonitoire.

Car avec un pic de 20 millions d’hectolitres consommés en 2019 dans le monde et 1 bouteille sur 3 de vin tranquille consommée dans l’Hexagone, le rosé a progressé de façon exponentielle entre 2011 et 2021. Majoritairement à l’export aux États-Unis. Et rares sont les propriétés à ne pas s’engager dans l’œnotourisme. Une voie d’avenir inaugurée cette année par le Château Galoupet, autre cru classé en Côtes de Provence acquis en 2019 par le groupe LVMH face à Porquerolles. L’île d’Or, paradis viticole sauvegardé dans l’étendue d’une Méditerranée toujours plus bleue. Autour de la Fondation Carmignac dédiée à l’art contemporain, les vignes de La Courtade. Propriété de la maison Chanel depuis 2018, le domaine de l’Île. Deux vignobles îliens, deux interprétations de ce terroir de schistes balayés par le vent salin.

La Provence est multiple. Multiple par la gamme de ses cépages sudistes, tibouren, grenache, cinsault, mourvèdre et rolle. Multiple comme le profil des vignerons de la cave de Torpez qui s’évertuent à maintenir quelques arpents de vignes entre les villas luxueuses de Saint-Tropez. Multiple comme l’engagement de Patrice de Colmont, légendaire patron du Club 55, métamorphosé en porte-parole d’une écologie viticole et agricole respectueuse. Une polyculture assumée «parce que la Provence, ce n’est pas seulement des vignes», soutient celui qui fut l’ami du philosophe de la biodynamie, Pierre Rabhi (1938-2021). Multiple comme le mourvèdre, cépage romanesque qui dicte sa loi de Bandol aux tables les plus selects de Berkeley.

Ainsi des vins du domaine Tempier vénérés aux États-Unis grâce à une bande d’épicuriens tombés amoureux de l’art de vivre provençal et de sa cuisine. Ail, oursins, poutargue, safran…, «une gastronomie haute en saveurs qui appelle des vins à la hauteur», professe avec gourmandise Éric de Saint-Victor. Dans le cirque époustouflant du Château de Pibarnon, il y façonne des cuvées qui laissent «entrer la lumière». Car, désormais sur la côte ou sur les hauteurs plus fraîches du Haut-Var, les jus revendiquent autant leur singularité que leur buvabilité. Mais aussi le respect de la biodiversité. Que ce soit pour des productions qui se comptent en centaines de millions de flacons pour le marché international ou en quelques dizaines de milliers pour une clientèle de niche. Des bouteilles déclinées en rosé, en rouge et, de plus en plus souvent en blanc, la nouvelle couleur provençale.